L’abbaye de Ganagobie
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Le plateau
L’abbaye de Ganagobie fut construite au sommet d’un plateau rocheux ovale formé il y a 25 millions d’années dans le bassin de Forcalquier qui était à cette époque reculée recouvert par la mer.
Il domine la vallée de la Durance du haut de ses 350 mètres avec ses falaises abruptes de calcaire du Miocène posées sur une base de marnes de l’Oligocène qui forme un talus boisé. Sur le plateau qui servit de carrière pour la construction de l’abbaye et du village, certains affleurements plus riches en grains de quartz permirent la fabrication de meules pour les moulins à huile et à blé.
Étymologie
Le nom de Ganagobie provient de la racine ligure gan/kan/car, le rocher, associé à la racine celte gob/gov, la courbe, le cercle (mais aussi le forgeron). Certains pensent que le nom vient du gaulois tanno, le chêne, d’autres de gan et de kopp, la source, ce qui ferait de Ganagobie le plateau de la source, d’autres encore font dériver le nom de l’occitan cana, roseau, et gòbia, tordu. Une légende locale parle même d’une chienne boiteuse, cana gobi, qui aurait trouvé refuge en ce lieu.
Le monastère apparait pour la première fois dans un texte du Xe siècle en tant que cella Ganagobiacensis puis podium Ganaguobiense qui se transforme en Canagobiensis puis en Ganagobiæ.
Historique
Le site de Ganagobie, avec ses abris sous-roche, fut habité dès l’Âge du Bronze, vers 2000 ans avant notre ère. Sa configuration en fit un lieu stratégique où un peuple gaulois, les Sogionti, construisit un oppidum, devenu plus tard le village de Villevieille. Il semblerait ensuite qu’une villa gallo-romaine s’y soit installée, près de la via Domitia, route très fréquentée qui reliait l’Italie à l’Espagne, qui suivait la vallée de la Durance, dont il reste un pont romain qui enjambe le ravin du Buès.
Apparut ensuite un premier foyer chrétien sur le plateau avec quelques ermites anachorètes installés dans les grottes, devenant cénobites en fondant le premier monastère avec une église bordée d’un cimetière dont il ne reste rien (quelques tombes furent retrouvées datant des VIe et VIIIe siècles, dont celle d’un abbé avec son bâton pastoral).
Vers 965, l’évêque de Sisteron Jean III qui probablement l’avait fait reconstruire (l’église fut dédiée à Notre-Dame), en fit don à l’abbaye de Cluny qui avait à sa tête l’abbé saint Mayeul, originaire de Valensole (proche de Ganagobie). Il fit de Ganagobie un lieu d’importance. Le monastère s'enrichit rapidement de donations diverses, notamment aux XIIe et XIIIe siècles, de la part des comtes de Forcalquier. L’église fut agrandie à cette époque.
Vers 1471, la peste noire et la guerre de Cent Ans dépeuplèrent l’endroit. Les guerres de Religions finirent de le saccager : en 1562, les Huguenots, réfugiés au monastère, en furent délogés par le gouverneur de Provence qui fit abattre la voûte de l’église et le logis prioral afin d’éviter qu’ils n’y reviennent. Après un sursaut au XVIIe siècle, le monastère périclite jusqu’à la Révolution et il est vendu comme bien national. En 1794, le directoire du district de Forcalquier fit démolir à la masse les transepts et le chœur de l'église ainsi que la partie orientale du monastère.
En 1891, ce qui reste du monastère est cédé par son propriétaire, le comte de Malijai, à l’abbaye bénédictine de Sainte-Marie-madeleine de Marseille. Les moines restaurèrent le cloitre et retrouvèrent d’antiques mosaïques en 1898 en déblayant l’église avant de s’exiler en Italie en 1901. De gros travaux commencèrent en 1953 : les Monuments Historiques reconstruisirent l’église.
Le chevet et les absides furent relevés entre 1960 et 1975 avec les pierres restées sur place, et les mosaïques, restaurées en atelier, furent replacées dans le chœur en 1986. La communauté s’installa à l’abbaye d’Hautecombe en Savoie d’où quelques moines partirent retrouver Ganagobie en 1987. L’ensemble de la communauté reprit possession des lieux en 1992 et le prieuré devint abbaye.
L’église
Construite au XIIe siècle sur l’emplacement d’anciennes constructions (deux églises préromanes retrouvées lors des fouilles en 1960), consacrée à Notre-Dame de l’Assomption, elle comporte une nef à trois travées.
Primitivement charpentée, elle est voûtée en berceau brisé sur doubleaux reposant sur des pilastres plaqués contre les piliers.
La tribune est accessible par un escalier du XVIIe siècle. Elle est décorée de modillons.
La nef est prolongée par un double transept. Le bras nord du premier transept est voûté en berceau brisé.
Le transept donne sur un chœur à trois absides.
Côté sud, une statue de la Vierge en majesté est datée du XIIIe ou XIVe siècle. Assise sur une cathèdre, l’enfant sur son genou gauche, elle tient de sa main droite un sceptre terminé par une fleur de Lys. Ses mains semblent très longues. Pas de trace de la polychromie d’origine, mais son attitude qui est plus bonhomme qu’hiératique laisse présager qu’elle ne fait pas partie des Vierges noires. Elle n’est pas répertoriée dans la liste de celles qui sont arrivées jusqu’à nous et pourtant… Elle m’a laissée songeuse. Cet endroit aurait pu être une de ses demeures.
Chaque soir, à la fin de l’office de Complies, les moines quittent le chœur pour former un cercle autour de la Vierge où ils chantent le Salve Regina.
A l’extérieur, adossée à la façade nord, la tour date probablement du XIe siècle.
C’est aussi côté nord ( ancien cimetière) que se trouvent conservées deux tombes dont l’une conserve son couvercle, ce qui est assez rare pour être noté.
Un peu plus loin toujours au nord d’anciennes tombes creusées à même le rocher. Il semblerait que le monastère ait été très prisé des familles nobles de Provence pour y installer leur sépulture, ce qui fait penser à l‘ile de Maguelone.
Un peu plus bas, le chemin mène à un ancien lavoir alimenté par une source.
Le sarcophage de Lurs
Il fut découvert semble-t-il au XVIIIe siècle puis transporté dans une ferme près de Lurs où il servit d’auge au milieu d’un champ de blé à la ferme des Raffins jusqu’en 1930. Il est alors acquis par un antiquaire d’Avignon qui le cède au docteur Gutmann pour orner les jardins de sa propriété de la Beaume à Domazan dans le Gard. En 1982, il revient à Ganagobie suite au legs de son propriétaire. Estimé dans un premier temps au VIIe ou au VIIIe siècle, il fut ensuite daté du XIIe. A la lumière des fouilles récentes, on a tendance à penser aujourd’hui qu’il pourrait appartenir aux premiers temps du monastère soit au IXe siècle.
Trois des côtés de ce sarcophage sont ornés d’un décor de style archaïsant. De gauche à droite nous trouvons une spirale (mouvement cyclique infini ou retour sur soi-même, symbole d’évolution ou d’involution, toujours signe de fécondité physique et spirituelle -crosse de l’évêque-), un homme nu dans la position de l’homme de Vitruve, les deux mains écartées démesurées (à cette époque les proportions étaient liées à la symbolique, si les mains sont plus grandes c’est qu’elles ont une importance particulière), la bouche, les yeux et les oreilles bien ouverts. Les guides parlent d’un orant. Mouais. Drôle de position pour prier, mais pourquoi pas.
Sur la gauche, une spirale qui passe à une petite fleur à 7 pétales puis au-dessus une grande fleur bien ouverte à 8 pétales. Nous sommes dans la symbolique de la transformation, ce qui me parait approprié pour la demeure d’un trépassé.
Le portail
La façade occidentale présente, sous un oculus d’assez grande dimension, un portail monumental surmonté d’un arc brisé. Il est daté du XIIe siècle.
Il est composé d’une archivolte où des voussures pleines, associées à des voussures festonnées, sont portées par des colonnettes. Il semblerait que ces festons aient été rajoutés ultérieurement, peut-être au XVIIe siècle.
Les colonnettes sont réhaussées de chapiteaux de style corinthien que les historiens parent de feuilles d’acanthe.
Comme d’habitude, il semblerait que l’acanthe grecque ait remplacé dans le cœur des spécialistes la chélidoine celte. Il suffit de regarder le petit bourgeon sur le premier chapiteau devenir plus gros sur le deuxième pour se transformer en fleur épanouie sur le troisième pour comprendre que le message de l’art roman est bien différent du grec.
Sur le pied-droit côté sud, la dernière colonne porte un chapiteau montrant deux figures grimaçantes ressemblant à des masques sortant des feuilles, entourées de deux fleurs épanouies. Leur coiffure pourrait paraitre solaire. Ou bien ces figures sont-elles coiffées de pétales ? Elles portent les oreilles bien haut et montrent des dents démesurées. Attention, dent j’ai ?
« Le masque est à la fois ce que l’on montre de soi (l’image de l’énergie intérieure) et ce que l’on veut que les autres regardent. La plupart des pensées spirituelles ou initiatiques considèrent comme essentielle la vérité se cachant sous le masque. Que l’on déguise ses défauts ou que l’on s’attribue des qualités inexistantes, le masque est impitoyablement détruit par le miroir que tendent les Dieux aux hommes, c’est là une des premières épreuves initiatiques et la raison de leur présence permanente dans l’art roman. » Robert-Jacques Thibaud
Le linteau monolithe présente les 12 apôtres sur un bas-relief. Pierre est le seul facilement identifiable avec ses clés. Dans les Évangiles, les apôtres sont classés selon un ordre de préséance qui traduit leur importance au sein de l’Église primitive, Pierre étant toujours cité en tête. Ici, il est représenté en deuxième position. Qui est celui qui se tient à sa droite ? Serait-ce Jean, celui qui représente l’enseignement ésotérique de la doctrine chrétienne, « celui qui forme, avec Jean le Baptiste, l’axe polaire nord /sud, lune et soleil, la Saint-Jean d’été et la Saint-Jean d’Hiver ? Jean, la lumière qui nait dans la nuit, au point d’espérance luisant dans les ténèbres ».
Le tympan entouré d’un cordon de bâtons brisés pouvant symboliser l’arc céleste peut être daté du XIIe siècle. Il est possible qu’il soit un réemploi et date de l’église du XIe siècle, le caractère archaïque des sculptures tendant à le démontrer. Il est fait d’un assemblage de pièces et il semblerait que certaines, comme la mandorle, aient été retaillées.
Il présente la figure classique du Christ en majesté dans sa mandorle entouré des Quatre Vivants, le Tétramorphe entourant Dieu dans la vision d’Ézéchiel, provenant de l’art sumérien et devenu symbole des Évangélistes. Le lion, Marc, en bas à droite, symbolise l’élément feu et la Résurrection. Le taureau, Luc, en bas à gauche, symbolise l’élément eau et la Passion. L’aigle, Jean, en haut à droite, symbolise l’élément air et l’Ascension. L’homme, Matthieu, en haut à gauche, symbolise l’élément terre et l’Incarnation. Le Tétramorphe correspond à toutes les énergies se manifestant par le nombre 4 qui demeure celui de l’incarnation de l’esprit dans la matière. Les animaux solaires sont bien représentés au sud, côté droit.
Les mosaïques
L’église de Ganagobie est connue pour ses mosaïques, couvrant, dans l’abside, les absidioles et le transept, une superficie de 72m². Fait rarissime, nous connaissons le nom de l’artiste qui la réalisa. La mosaïque autour de l’autel principal porte cette inscription latine : Me prior et fieri Bertranne jubes et haberi et Petrus urgebat Trutber meq(ue) regebat, Prieur Bertrand, tu as ordonné que l’on me fasse et Pierre Trutbert pressait et dirigeait mon exécution.
L’historien Guy Barruol réussit à dater les mosaïques en retrouvant le prieur Bertrand, nommé sous l’abbatiat du clunisien Pierre le Vénérable entre 1122 et 1156. Pierre Trutbert étant décédé en 1129, il data leur exécution aux environs de 1124/1125. Elles sont faites à partir de morceaux de calcaire noir, de marbre blanc et de grès rouge récupérés dans les ruines des antiques villas romaines situées dans la plaine de la Durance. Les trois couleurs du Grand-Œuvre alchimique, nous sommes dans la transformation.
Il manque la partie centrale devant l’autel principal, d’environ 10m², sans doute détruite lors de l’effondrement de la coupole au XVIe siècle ou bien lors de la démolition de l’église en 1794. Redécouvertes en 1898 par les moines de Sainte-Marie-madeleine de Marseille, recouverts afin de les protéger des intempéries puis enfin restaurées en atelier en 1976, elles furent remises en place en 1986 dans l’église rénovée par les Monuments Historiques.
Les mosaïques représentent des animaux fantastiques comme des griffons ou des chimères (la chimère, créature à tête de lionne -c’est une fille- corps de chèvre et queue de dragon qui représente l’abus du pouvoir et de la force sur la matière et les hommes) et même une sirène (la sirène était du temps des grecs une femme-oiseau) ou une harpie,
d’autres inhabituels comme des éléphants de guerre avec leurs tours de bois sur le dos, des chevaliers combattant des dragons dont un saint Georges reconnaissable, un centaure tirant à l’arc.
et des motifs d’entrelacs de tradition carolingienne comme à Cruas ou lombarde
mais présente aussi des motifs typiquement byzantins, et donc d’inspiration orientale. L’ensemble peut évoquer les motifs persans des textiles sassanides ou des tapis d’Orient très prisés des cours européennes du XIIe siècle.
Ces mosaïques pourraient se lire comme une bande-dessinée, partant de la gauche avec la représentation du mal ou mieux encore de l’animalité qui est en nous (les chimères) qu’un chevalier essaie de combattre. C’est la transformation de l’homme, essayant de maitriser ses pulsions animales pour devenir un homme nouveau.
L’affrontement continue dans la partie centrale où le chevalier reçoit de l’aide (concentration d’énergies au centre du chœur) puis,
passant par la croix de saint André, patron de nombreux ordres chevaleresques,
il se termine par le terrassement du dragon.
Une étude datant de 1995 faite par le frère Régis Blanchard, moine de Ganagobie, mentionne la présence des quatre éléments autour de l’autel central : la terre avec l’éléphant, l’air avec le griffon ailé, l’eau avec les poissons (ils ne sont pas la représentation du signe du Zodiaque puisqu’ils vont dans la même direction), et enfin le feu avec le lion.
Nous sommes peut-être en présence de l’interprétation symbolique d’une cérémonie d’initiation.
Le cloitre
En forme de quadrilatère irrégulier, le cloitre a dû être construit entre 1175 et 1220.
Détruit en partie durant la Révolution, l’angle sud fut relevé entre 1895 et 1905 avec les pierres trouvées sur place.
Il est décoré de façon très austère, presque cistercienne. Les chapiteaux sont principalement sculptés d’un décor végétal avec parfois quelques têtes d’hommes dont des rinceaux sortent de la bouche.
Des têtes d’animaux en modillons, un lion riant montrant de belles dents, un taureau tirant la langue. La langue possède une symbolique multiple. Tout d’abord, elle se tient dans la bouche qui représente la grotte originelle, la caverne matricielle chaude et humide de la Déesse Mère.
La langue sera dragon ou serpent, les gardiens du trésor, c'est-à-dire du verbe créateur. La langue, organe de la parole donc de la connaissance, mais aussi du goût donc du discernement, créé ou anéantit, fait passer le mensonge ou la vérité, la calomnie ou la bénédiction, induit le conflit et la dispute ou la richesse. Elle peut séparer ce qui est bien de ce qui est mal.
Une des colonnes d’angle est une statue d’un personnage debout habillé d’une robe et d’un manteau plissés dont les mains semblent porter le visage.
Le cloitre donne sur la salle capitulaire
La bibliothèque
L’abbaye de Ganagobie possède une bibliothèque de plus de 100 000 livres dont les plus anciens, des incunables et des manuscrits datés du XIIe au XVIIIe siècle, sont près de 8 000. Creusée dans la roche du plateau sur plusieurs niveaux, elle a été aménagée et conçue afin d'assurer aux livres un niveau de température et d'humidité constant leur permettant une conservation dans les meilleures conditions. Les livres, qui traitent bien sûr en grande partie de religion, abordent des thèmes divers, notamment par des auteurs provençaux. L’informatisation des ouvrages de la bibliothèque est en cours depuis plusieurs années.
Les vitraux
Certains diront que c’est une hérésie. Certes on est loin des vitraux alchimiques de Chartres transformant la lumière mais je trouve ça plutôt pas mal. C’est moins puissant qu’à Conques, peut-être un peu plus poétique. C’est le père Kim En Joong, bénédictin coréen, qui a été mandaté en 2006 par la communauté pour réaliser ces vitraux.
Les pierres à cupules
Petite anecdote. En arrivant sur le plateau et en laissant aller mes pieds, je suis tombée sur plusieurs endroits où des labyrinthes de cailloux ont été aménagés au sol ou autour des arbres. J’en ai parcouru un. Oh ce n’est pas Chartres, mais j’ai quand même ressenti quelque chose de doux et puissant en même temps. Je ne sais pas qui en est l’auteur, je n’ai trouvé aucune information sur ce sujet. C’est assez récent et bien trouvé.
Fort de cette expérience, suivant toujours mes pieds, je me suis cette fois retrouvée devant des pierres creusées de grosses cupules, presque des bassins. Fière de moi et trop contente jusqu’au moment où j’ai appris que le site de Ganagobie a servi de carrière pour la fabrication de meules. Pfff…
http://millenaire1.free.fr/408_13_4_ganagobie.html
http://www.archives04.fr/depot_ad04v3/articles/994/ganagobie_doc.pdf
https://www.crapahut-nature-aventures.fr/article-5-249#
https://fr.wikipedia.org/wiki/Abbaye_Notre-Dame_de_Ganagobie
http://www.passionprovence.org/archives/2021/05/18/38967928.html
https://www.geocaching.com/geocache/GC61YPP_les-calcaires-de-ganagobie
http://moimessouliers.free.fr/tous/topos/le_prieure_de_ganagobie/texte.htm
https://www.abbaye-ganagobie.com/index.htm
Dépliant sur Ganagobie acheté sur place
* Citations de Robert-Jacques Thibaud