L’abbaye de Sénanque
L’abbaye de Sénanque, historique
En juillet 1148, à la demande de l’évêque de Cavaillon Alfant, une communauté de 12 moines venus de l’abbaye cistercienne de Mazan en Vivarais, conduit par leur abbé Pierre, s’installa dans la vallée de la Sénancole où un terrain leur avait été donné par Guirand de Simiane, seigneur de Gorde, issu d’une de la famille comtale d’Apt, l’une des plus anciennes de la noblesse provençale.
Les moines s’installèrent tout d’abord sur cette terre de 1 kilomètre de long sur 300 mètres de large dans des cabanes en bois, en attendant de commencer les travaux de la future abbaye.
Les familles de Simiane (Guirand et son fils Raimbaud d’Agout, revenus de Compostelle) et de Venasque (Geoffroy de Venasque fut inhumé dans l’église où son tombeau est toujours présent) les soutinrent matériellement par des donations foncières, des financements pour les constructions.
Pierre de Mazan entama la première campagne de construction, principalement l’abbatiale : le chœur et son abside, le transept et ses chapelles, la croisée et sa coupole. Puis vint la nef, le dortoir, le cloitre, le réfectoire, la demeure des convers et les bâtiments annexes. L’église fut consacrée en 1178. À la mort de l’abbé Pierre, en 1184, la majeure partie de l’abbaye est terminée.
L’abbaye fut achevée en 1220. Sénanque prospéra rapidement et accrut son influence avant de décliner après une période de troubles. En 1439, il ne restait plus que trois moines.
En 1544, les Vaudois attaquèrent l’abbaye qui fut pillée et incendiée. Le réfectoire, la fontaine du cloitre et tous les bâtiments méridionaux des convers furent détruits, et les moines pendus. Le réfectoire fut reconstruit à la fin du XVIIe siècle et la partie méridionale fut restaurée.
En 1781, avec la mort du dernier cistercien, l’abbaye resta vide. En 1791, lors de la Révolution, le domaine fut vendu comme bien national. Son nouveau propriétaire s’efforça de sauvegarder les bâtiments : il enleva tout signe extérieur à caractère religieux, retira les cloches et les croix afin de les protéger de la vindicte populaire, renforça et consolida les parties les plus abimées. En 1854, quelques moines se réinstallèrent.
En 1857, le monastère fut racheté à son propriétaire, Barthélémy de Pluvinal, par l’abbé Barnoin de Lérins. Il y installa une petite communauté affiliée à l’ordre de Cîteaux qui prospéra. De nouveaux bâtiments furent construits.
En 1903, après la loi sur les congrégations religieuses, les moines furent expulsés et l’abbaye vendue et transformée en ferme. Les moines ne revinrent qu’à partir de 1926 à Sénanque, qui devint prieuré dépendant de l’abbaye de Lérins. Ils repartirent pour leur maison mère sur l’ile de Saint-Honorat de Lérins en 1956 et l’ancienne abbaye, louée par Pierre Berliet, servit de centre culturel pendant près de 20 ans. Une nouvelle communauté se réinstalla en 1988, avec l’aval de Pierre Berliet dont le bail courrait toujours. À l’heure actuelle, le prieuré est occupé par six moines de la congrégation cistercienne de l’Immaculée Conception.
Description
Une légende raconte que Sénanque fut construite vers l’an 400 à l’instigation de saint Castor (du grec ancien Kástôr, étoile brillante, nom du jumeau de Pollux dans la mythologie grecque), devenu évêque d’Apt, qui demanda à son ami Jean Cassien, fondateur de l’abbaye Saint-Victor de Marseille, d’envoyer une douzaine de moines en ce lieu. Au VIIIe siècle, l’abbaye était habitée par des bénédictins qui cédèrent leur place quand arrivèrent les moines de Cîteaux.
Quoi qu’il en soit, l’abbaye fut construite dans une vallée étroite où coule la Sénancole, rivière au cours fluctuant. Son nom pourrait provenir du latin sana aqua, l’eau saine, ou bien du gaulois sagna acum, lieu marécageux. Les moines reléguèrent le torrent sur un côté de la future abbaye, et son flux fut contenu et divisé par deux grandes arcades cintrées qui permirent à l’eau, même en période de fortes crues, de passer sous les bâtiments sans dommages avant de retrouver son lit unique au sortir des murs de l’abbaye.
L’orientation
Les églises romanes ont presque toutes leur chevet orienté au soleil levant, à l’est et leur entrée au soleil couchant, à l’ouest. Cet axe solaire symbolise la naissance de la conscience et de son expérimentation sur terre, la mort et la résurrection. C’est aussi l’axe des grands courants magnétiques qui parcourent la terre. Les églises peuvent être déviées de leur axe naturel solaire pour suivre les courants d’eau souterrains, l’eau étant source de vie, moyen de purification et de régénération, mais aussi pour correspondre avec le jour du saint de la dédicace. Ici, à Sénanque, l’axe est totalement inversé : l’église, et donc tous les bâtiments monastiques qui y sont adossés, est orientée sur un axe nord/sud, décalé vers l’est de 20°.
Pourquoi ? Certains disent que c’est par souci de perspective, l’église orientée à l’est aurait fait un verrou dans la vallée étroite. Le plan d’ensemble d’une abbaye cistercienne étant à peu près carré, l’argument ne tient pas. D’autres parlent d’une réponse aux contraintes topographiques avec les bords de la vallée trop proches.
Il suffit de regarder Orcival où l’architecte a dû entamer les pentes de la montagne pour construire la façade ouest alors qu’il suffisait de décaler le plan de quelques mètres, ou Notre-Dame du Puy agrandie à l’ouest dans le vide alors qu’il restait de la place au nord et au sud, pour comprendre que ce genre de problème n’étaient pas du tout insurmontable pour les bâtisseurs de cette époque et qu’il était impératif de suivre des règles qui échappent à notre temps. D’autres encore, plus prudents, disent que l’orientation fut déterminée par le sens de la vallée.
Effectivement, les flux énergétiques présents sur place sont orientés nord/sud, les rivières souterraines présentes dont l’une, qui sert de Jourdain dans la première travée de l’abbatiale et qui alimentait le lavabo du cloitre, est orientée est/ouest. Mais cette explication, même si elle semble juste, ne me parait pas suffisante. Les maitres d’œuvre du Moyen-âge en ont vu bien d’autres et ont même su s’adapter au manque total d’eau.
Normalement la dédicace des abbatiales cisterciennes est faite à Marie, c’est-à-dire que l’axe est en rapport avec le carré solsticial calculé le 15 août, ce qui donne une orientation bien précise. Ici, tout est inversé…
Selon la symbolique des orientations, on pourrait imaginer que cette église ait eu pour fonction non pas la transformation du vivant, mais celle des morts, c’est-à-dire la résurrection.
L’abbatiale
L’église, de plan en croix latine, fait 38,52 de long sur 17,75 de large, le transept mesure 27,27m et la coupole culmine à 16,50 m.
Sa construction commença vers 1150 par le chevet comme il se doit. Contrairement aux églises cisterciennes habituelles et comme souvent ses sœurs méridionales, elle a remplacé le chevet plat par une abside semi-circulaire aussi large que la nef centrale, flanquée de chaque côté par deux absidioles prises dans un mur droit.
L’abside est éclairée par trois baies en plein cintre à simple ébrasement, surmontées d’une corniche moulurée.
Les absidioles ont conservé l’autel d’origine. Sur le mur est, près de l’absidiole, le tombeau de Geoffroy de Venasque.
Le mur est du transept est percé de deux fenêtres et d’un grand oculus orné d’une roue.
La croisée est recouverte d’une coupole reposant sur quatre trompes, surmontées de quatre petites voûtes en cul-de-four, entourées d’un arc à six lobes, qui permettent de passer du plan carré de la croisée du transept à l’octogone du sommet de la coupole et au rond central, réussissant la quadrature du cercle.
Les bas-côtés sont éclairés côté sud par une fenêtre cintrée. La nef de cinq travées, plus tardive, est couverte d’un berceau.
Caché aux yeux des hommes, un chapiteau en hauteur est sculpté de signes très mystérieux.
Le clocher carré à quatre fenêtres est surmonté d’un toit pyramidal.
Terminée la dernière, la façade principale, flanquée de deux contreforts, ne possède pas de portail central mais deux petites portes. En hauteur, deux fenêtres en plein cintre sont surmontées par une rose de 12 lobes qu’entoure une archivolte.
Le cloitre
En forme de quadrilatère presque régulier (23,42 x 21,70), ses galeries voûtées en berceau sont rythmées aux angles par 4 gros piliers carrés et par 12 arcs de décharge abritant 16 triplets d’arcades en plein cintre supportées par 64 colonnettes jumelles dont les chapiteaux, tous différents, sont décorés de feuilles d’eau, de palmettes, d’entrelacs, de torsades et de volutes.
Les feuilles d’eau sont la forme la plus simplifiée et la plus géométrisée de ce que l’on appelle la feuille d’acanthe qui est en réalité une feuille de chélidoine.
Près de l’entrée de l’église, dans la galerie est, se trouve l’armarium où étaient rangés les manuscrits.
L’emplacement de l’ancien lavabo, détruit par les Vaudois, est marqué par une simple vasque en pierre.
Des traces de l’ancienne voûte du lavabo sont encore visibles dans l’angle.
Ce que l’on appelle le préau, du latin pratellum, le petit pré (espace couvert ou non à l'intérieur de bâtiments à habitation collective utilisé pour la promenade), est orné de fleurs entourées de buis et d’un bassin carré central.
Dans la galerie nord, l’arc de décharge face à l’entrée de la salle capitulaire est orné, selon les guides, d’une face de diable. L’abbé, placé au centre de la salle, devait donc lui faire face. En regardant de plus près, je trouve que ce diable ressemble fortement à un chat à grande moustache et à longues dents, les oreilles et les yeux grands ouverts. Les chats toujours porteurs de mystère, sont représentés aux endroits desquels se dégage une puissante énergie.
La salle capitulaire
Appelée aussi salle du chapitre, c’est la pièce où se réunissent les moines chaque matin pour lire et commenter un chapitre de la règle de saint Benoit (rédigée en 530, comportant un prologue, 72 chapitres et un épilogue), où se prennent les décisions importantes concernant l’abbaye, où sont élus les abbés.
L’entrée, qui n’est pas fermée, est flanquée de chaque côté de deux arcatures séparées par un gros pilier rectangulaire, elles-mêmes divisées en deux arcatures soutenues par de fines colonnettes.
La salle, rectangulaire (presque carrée) située en contrebas de la galerie nord du cloitre, est entourée de trois rangées de banc de pierre.
Elle comprend six travées voûtées d’ogives. L’acoustique y est excellente, grâce aux nervures des voûtes d’arêtes.
Les nervures sont renforcées de deux tores juxtaposés reposant sur des piliers cantonnés de quatre colonnes aux chapiteaux décorés de fleurs de lys renversées.
Le scriptorium ou chauffoir
C’est dans cette petite pièce où les quatre voûtes d’arrête convergent au centre sur un pilier rond massif au chapiteau orné de feuilles d’eau et de fleurs de lys inversées que les moines copistes œuvraient.
Posée contre le mur nord, une belle cheminée semi-circulaire dans laquelle les troncs étaient positionnés à la verticale. Le linteau est posé sur deux colonnes dont le tailloir déborde, ce qui permettait aux moines de poser les encriers afin d’éviter à l’encre de geler en hiver.
Sur le toit, la présence de deux conduits indique qu’il existait dans l’angle nord/ouest une autre cheminée, peut-être un four dans un étage inférieur ou plus probablement une cheminée dans le dortoir à l’étage supérieur, que l’on imagine proche des paillasses des malades. C’est un fait rare chez les cisterciens.
Le dortoir
On accède au dortoir par deux escaliers. L’un, l’escalier de nuit, part du bras du transept, permettant aux moines d’aller directement dans l’église. L’autre, l’escalier de jour, part de la galerie nord du cloitre et jouxte le passage vers le jardin.
Mesurant près de 30 mètres de long et 9 mètres de large, le dortoir est couvert par une voûte en berceau brisé soutenue par des arcs doubleaux.
Le mur ouest est percé d’une rosace à 12 lobes.
Les fenêtres en plein cintre des murs nord et sud apportent beaucoup de lumière à l’immense pièce où plus d’une trentaine de moines ont dormi sur leurs paillasses. La chambre de l’abbé se situait dans la partie est, proche de l’église, alors que les latrines se situaient dans la partie ouest, au-dessus de la Sénancole.
Le réfectoire
Le réfectoire, qui ne se visite pas, est une grande salle dont la voûte en berceau fut reconstruite après l’incendie de l’abbaye provoqué par les Vaudois en 1544.Il fut restauré dans les années 70
Les signes lapidaires
La plupart des signes gravés sur les pierres de Sénanque sont ce que l’on appelle des marques de tâcheron (travail à la tâche ou à la pièce).
Ces marques, signes géométriques, lettres, monogrammes ou dessins plus élaborés parfois, servaient de signature aux tailleurs de pierre qui pouvaient, par ce moyen, comptabiliser le nombre de pierres travaillées et ainsi se faire payer en conséquence, mais aussi d’indication de pose ou d’assemblage, ou bien un message tout à fait abstrait et symbolique.
Certains signes peuvent représenter les bases d’une connaissance opérative, architecturale, alchimique ou magique.
Dans la voûte de l’escalier du dortoir est gravée une main ouverte, au symbolisme profond. (Appel à ceux qui l’ont en photo, je l’ai ratée … J’en donne juste un dessin). L’homme dispose de sa main pour mesurer l’univers et établir des rapports dimensionnels entre lui et le monde, ce qu’il transposa dans la coudée. Les bâtisseurs romans utilisaient les doigts de la main pour tracer de façon approximative le principe de quadrature présidant à l’élaboration des œuvres des ymagiers et tailleurs de pierre (voir Le berceau des cathédrales de Maurice Guinguand). Ici, la main pourrait véhiculer, outre le nombre d’or, les unités de mesure de l’abbaye.
nombreux dessins furent gravés à Sénanque sur des pierres inaccessibles. Que dire du paon (remarquez le zig-zag sous son bec), ou de cette grille ?
La colonne gothique
Au flanc de la colline, à l’est de l’abbaye, se dresse une colonne gothique dont le tronc est sculpté de motifs en hélice.
Elle supporte une statue récente de la Vierge Marie.
Le chapiteau corinthien porte sur ses quatre faces de la représentation allégorique des évangélistes, le tétramorphe : le taureau (Luc-le corps), le lion (Marc-le cœur), l’aigle (Jean-l’âme) et l’homme/ange (Matthieu-l’esprit).
La base de la colonne est également sculptée de représentations du combat contre le mal : saint Michel terrassant le dragon, scène d’exorcisme, des anges et le Christ en mandorle.
http://jalladeauj.fr/provencecistercienne/styled/
https://fr.wikipedia.org/wiki/Abbaye_Notre-Dame_de_S%C3%A9nanque
https://provence-alpes-cotedazur.com/que-faire/culture-et-patrimoine/monuments/abbaye-senanque/
https://divinebox.fr/abbaye-senanque-histoire-produits/
https://islesurlasorguetourisme.com/page/abbaye-notre-dame-de-senanque+4462.html
http://jeanmarieborghino.fr/temoins-passe-abbaye-dame-de-senanque/
http://www.georgesprat.com/telechargements/larchitectureinvisible.pdf
Quelques photos de l’abbatiale tirées de http://randojp.free.fr/0-Diaporamas/Chapelles/AbbayeSenanque.html
Le Luberon de Hervé Aliquot
Revue archéologique de septembre 1845, article de Jules Courtet