La baie des Trépassés
Sur la côte de la Cornouaille, protégée au nord par la pointe du Van et au sud par celle du Raz, la baie des Trépassés, au magnifique rivage de sable blanc, nous fait admirer au loin l’archipel de Sein et les rochers de Tévennec. Elle porte un bien triste nom. Pourtant, au départ, elle se nommait tout simplement Boë An Aon, la « baie du ruisseau ».
Elle servait d’estuaire à un large fleuve côtier, venant de la région de Bannalec, devenu au fil du temps et des bouleversements géologiques ce petit cours d’eau qui serpente dans la vallée séparant Cléden et Plogoff, qui entretient l’étang de Laoual avant de terminer sa course vers la mer en s’infiltrant sous les dunes de la plage.
Depuis toujours, les corps des marins dont les bateaux s’étaient fracassés sur les récifs de la pointe du Raz, pris par les forts courants de marée et les vents dominants, venaient s’échouer sur cette plage, ce qui alimenta les histoires et les contes bretons (raz en breton signifie « courant rapide »). La Bretagne est terre de légende… Boë an Aon se transforma en Boë an Anao, la « baie des âmes en peine », celles des trépassés.
Mais au fait, que veut dire trépasser ? Ce n’est pas, comme on pourrait l’imaginer, passer trois fois. L’étymologie nous apprends que le mot provient de l’ancien français « trespasser », de tres, issu du latin trans : au-delà, et du latin vulgaire « passare », dérivé du latin passus, le pas : traverser. Trépasser représente donc l’action de passer de la vie à la mort, avec une notion de changement.
Ceux qui voient quand même dans trépasser l’action du nombre trois ne sont pas en faute : le trois, représentant la trinité des origines, est le premier nombre réellement actif. Il commence une expérience, comme par exemple trois jours qui représentent dans les récits symboliques la première séquence du temps ou trois animaux le premier degré de conscience.
Nos morts sont simplement dans le commencement d’une nouvelle expérience, trois passages se rapportant à la première étape d’un voyage.
Les légendes de la baie des Trépassés
Plusieurs légendes se rapportent à notre baie. La première, la plus connue, parle des marins trépassés qui revenaient parmi les vivants, chez leurs proches, tous les 2 novembre (jour de la Commémoration des fidèles défunts, appelé aussi jour des Morts, le lendemain de la Toussaint selon le rite catholique romain). Les bretons allumaient alors de grands feux dans leurs maisons, pour qu’ils puissent venir s’y réchauffer.
Les âmes des trépassés prenaient la forme de feux sur l'océan, ou bien d’êtres qui, par série de sept, surgissaient des vagues en lançant un appel, ou encore d’esprits formant une longue procession jusqu’à la chapelle Saint-They. D’autres étaient transportées dans la grotte de l’Autel, près de la ville de Morgat, huit jours avant de partir pour l’autre monde.
Une autre légende, plus ancienne, donc moins influencée par le catholicisme, parle des trépassés, attendant silencieusement par les nuits sans lune dans la barque des morts, la Bag Varu, ou Bag an Noz, la barque de la nuit. Si un marin pêcheur la croisait, une voix lui ordonnait de monter à bord pour tenir le gouvernail. Il naviguait alors en direction du soleil couchant, vers les Iles Bienheureuses où il déposait les défunts, puis il retournait à son bateau. Le lendemain matin, le pêcheur avait tout oublié de son périple.
Et si l’on remonte encore plus loin dans le temps, on trouve une tradition païenne datant de l’époque celtique : les druides, après leur mort, étaient emmenés dans la baie, puis embarqués jusqu’à l’ile de Sein (insula Seidhun, l’ile des Fées) où se trouvaient leurs sépultures.
Remontons plus avant… L’ile de Senæ accueillait les Gallisenæ, prêtresses vierges gardiennes du feu, dont Pomponius Mela (géographe romain du Ier siècle) fait la description suivante :
« les prêtresses, vouées à une virginité perpétuelle, sont au nombre de neuf. Elles sont appelées Gallicènes, et on leur attribue le pouvoir singulier de déchaîner les vents et de soulever les mers, de se métamorphoser en tels animaux que bon leur semble, de guérir des maux partout ailleurs regardés comme incurables, de connaître et de prédire l’avenir, faveurs qu’elles n’accordent néanmoins qu’à ceux qui viennent tout exprès dans leur île pour les consulter ».
Strabon (géographe grec du Ier siècle) parle de l’ile comme étant interdite aux hommes. La plus connue d’entre elles se nommait Velléda, à qui Merlin confia le roi Arthur lors de sa mort. Personne ne sut comment il revint à la vie…
Même Vercingétorix serait venu demander conseil à ces prêtresses avant d’aller affronter César.
Une autre légende semble puiser ses racines aux temps de la Grande Déesse, celle du roi Gradlon et de la ville de Ker Ys. Bien que fortement christianisée, empreinte des fautes et autres indicibles horreurs imputées aux femmes depuis l’arrivée des hommes au pouvoir, pétrie des bons sentiments des saints contrant les vilaines coutumes païennes, elle contient encore une merveilleuse symbolique : on y retrouve le mythe de la ville engloutie et celui des gardiennes des eaux ou de l’autre monde. Ker Ys aurait pu se situer, d’après certains, dans l’ancienne vallée de la baie des Trépassés.
« Il était une fois, au fin fond de la Bretagne, en Cornouaille, un roi bon et beau qui s’appelait Gradlon Meur. On le disait fils ainé du légendaire roi Conan Meriadec et de sainte Darerca, la sœur de saint Patrick. Lors d’un voyage en Irlande, il tomba amoureux de Malgven, reine du Nord, que certains disaient magicienne, d’autres même fée ou sirène. Mariée au vieux roi Harold, elle s’arrangea pour que Gradlon, devenu son amant, le tue en lui faisant boire un poison. Le forfait commis, ils s’enfuirent tous deux montant Morvarc'h, le cheval noir de Malgven qui soufflait du feu par ses naseaux et galopait sur les flots. Pour le malheur du roi, elle mourut en donnant naissance à leur fille, Dahut.
Rentré seul chez lui, Gradlon fit construire une magnifique cité côtière, protégée des assauts de la mer par une immense digue, au milieu de laquelle se trouvait une porte de bronze dont il gardait précieusement la clé. Il éleva seul sa fille. Un jour, un saint homme, Guénolé, vint de l’abbaye de Landévennec pour les voir et les convertir à la religion du vrai Dieu. Dahut, devenue une belle jeune fille aux cheveux d’or, ne voulut rien entendre. Elle préféra continuer à mener une vie de luxure et de débauche, au milieu des soieries, des ors et des festins. Le saint homme mit en garde le roi, devenu pieux, l’avertissant que les péchés de sa fille pouvaient précipiter la chute de la ville.
Mais Gradlon aimait trop Dahut pour la punir. Un soir, elle eut la visite d’un séduisant étranger tout vêtu de rouge. Elle passa la nuit avec lui, et, au matin, il lui demanda la clé de la porte de bronze. Sous le charme, elle la vola à son père et le soir venu la remis au visiteur qui s’empressa d’ouvrir la porte avant de disparaître. Les flots envahirent la ville. Guénolé réussit à s’échapper avec le roi qui montait Morvarc'h, le cheval magique. Ils allaient arriver sur la terre ferme lorsqu’ils entendirent Dahut appeler au secours. Gradlon vit sa fille se débattre dans les vagues mugissantes. Il fit demi tour, l’agrippa et la fit monter sur son cheval. Mais Morvarc'h ne pouvant porter le poids des péchés de Dahut, s’enfonçait dans les flots... Guénolé ordonna de l’abandonner à son sort. Gradlon s’enfuit donc sans sa fille à Quimper qui devint sa nouvelle capitale. »
En breton moderne, le préfixe ker se rattache à l’idée de ville ou de village, mais il provient du vieux breton caer, qui veut dire forteresse, citadelle. Ys serait issu d’izel, ce qui est en bas, ou sous quelque chose. Ker Ys serait donc la forteresse du bas, ou la forteresse dessous (la mer).
Légende ? Pourquoi alors existe-il, surplombant au nord la baie des Trépassés, sur le site de Trouguer, les traces d’un ancien camp romain fortifié ? Ces camps en hauteur protégeaient en général une villa en contrebas. Et pourquoi la principale voie romaine traversant le Finistère de Carhaix à Douarnenez se poursuit-elle jusqu’à Trouguer, qu’elle dépasse, finissant sur le sable blanc de la baie des Trépassés ?
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