Le chant des étoiles
En cette nuit là, le temps n'existait plus.
Pas de vent, pas de bruit. Seule la clarté de l'aurore grandissante rendait les rochers d'alentour plus sombres.
Dans
une vallée circulaire, baignée de lumière orange, un cratère béant dont
l'intensité du noir intérieur permettait de supposer la profondeur
inquietante.
Tout pres de ce cratère, sur un monticule, une
grande pierre sombre, droite comme un menhir. Sa silhouette se
détachait parfaitement sur la clarté de l'herbe environnante et son
ombre s'y déplaçait lentement, plongeant ce qu'elle recouvrait dans un
mysterieux violet.
Plus loin, à terre, près du cratère, une
autre grande pierre, plate cette fois, luisait comme une large lame ou
comme un miroir géant regardant le ciel.
La grande pierre levée,
aux rudes contours d'un beau bleu sombre, ressemblait aux vestiges
lointains que des civilisations inconnues pointaient vers le ciel.
Plus
la clarté montait, plus les contours s'adoucissaient. Elle ressemblait
maintenant à une forme humaine qui aurait pris une grande robe de
pierre pour franchir sans crainte les siècles attendus. Puis elle prit
des formes plus précises, bougea lentement; se retourna, comme un golem
petrifié dont le poids et le long réveil auraient ralenti la giration.
La métamorphose s'accomplit progressivement. Ses derniers aspects rudes se fondirent et s'évaporèrent dans un halo lumineux.
C'est
une femme qui se trouvait maintenant empreinte encore de la raideur de
son sarcophage de grès, reprenant peu à peu vie. Une grande robe
bleu-noir, couleur du firmament sous les étoiles, la couvrait toute
entière, un châle dissimulait sa tête et ses épaules et quelques mèches
blondes s'évadaient vers la lumière.
De visage, il n'y avait
point. Seules deux lueurs verdâtres phosphorescentes remplaçaient les
yeux et animaient ce visage de vide.
Ses bras bougèrent quelque
peu et ses deux mains, longues, fines, blanchâtres, glissèrent sur les
plis raides de sa robe. Un murmure grandissant sortit alors de sa
personne, prenant des sons plus précis pour former des mots que la
brise matinale emportait.
"Je suis demeurée fixée au regard des
étoiles, disait-elle, j'étais placée près de la bouche de la terre pour
entendre son chant et écouter la musique sans fin des astres qui nous
entourent.
Le mouvement a son rythme, sa lumière, sa mélodie et
le vide sa symphonie. Je me suis maintenue là depuis des siècles en un
corps dur et froid pour un enchantement de mon esprit. Ma compagne,
allongée dans l'herbe, est faite pour entendre et moi pour voir et nous
pouvons nous compléter.
Maintenant, les temps sont venus. Je
peux parler et je veux bien révéler ce que je sais. Mais que personne
ne cherche à voir mon visage, ou à le reconnaitre. Je suis celle qui
demeure incréée, celle qui fut poursuivie pendant des millénaires et
que mon manteau de fille de la montagne dissimulait.
Une partie
de mon peuple dort encore, inerte dans ces hauteurs. L'autre partie est
disséminée sur la face de la terre, en autant d'êtres sensibles.
Certains sont devenus des choses utiles; d'autres des choses
glorieuses, d'autres enfin des choses sacrées.
C'est à dire que
chacune de nos parcelles n'a eu que le langage que l'homme a bien voulu
lui donner. Mais c'est aussi par la faute de l'homme et par son
ignorance que d'autres sont perdues ou gâchées.
Rappelez-vous de moi.
Alors
vous apprendrez à vivre les pierres, celles qui sont levées dans les
matins du Nord, celles que l'on a empilées sous les cieux plus
limpides, celles qui sont sculptées pour des aurores plus douces.
Il vous faudra chercher leur nombre et le mien et celui de ma compagne qui dort encore."
Pendant
qu'elle murmurait ainsi, le bord du cratère était devenu un grand
cercle blanc et, lentement vers l'est, le soleil entamait sa course
quotidienne.
Le murmure reprit.
"Dans vos civilisations
successives, il y a toujours eu des hommes qui connaissaient les
mystères de la marche du monde. Ils avaient des doigts pour les
déterminer, pour figurer les symboles. Ils ont eu des pierres pour les
y graver. Du nombre est venu le signe, puis du signe le symbole et,
plus tard, le chiffre.
Par la voix de l'homme, le nombre prit un
son, puis une gamme et enfin un chant. Dans ce chant, il y avait un
rythme et tout cela provoquait une résonance, résonance du coeur de
l'homme sur le coeur de la nature, à travers le coeur des pierres et
ceci afin d'être compris par le coeur des dieux.
Et les dieux
envoyèrent sur terre des fées pour guider les hommes vers un
merveilleux perpétuel. Ces fées étaient des femmes, mais ces femmes
furent des rêves.
Il plait à l'homme de revivre ces rêves, il lui plait de rejoindre ces fées, parce que ces fées dorment dans la pierre.
Et ces pierres furent les premiers médiums de l'homme vers la création et son harmonie."
C'est
dans un faible souffle que les derniers mots s'évanouirent. Une lueur
subite se fit dans la vallée verte, jaillissant au-dessus des cimes.
Les
yeux de la femme disparurent et une brume légère sortant de de sa face
vide, comme la rosée matinale, s'évapora doucement en la tiédeur des
premiers rayons du soleil.
On eut pu distinguer un sourire d'une
douceur ineffable et d'une indicible joie comme un envol vers un appel
mystérieux. Des volutes de ces vapeurs matutinales, rosée des
philosophes, pierres des sages, furent absorbées intimement en leur
montée allègre.
Il ne resta plus bientôt, au bord du cratère
toujours sombre, qu'une grande pierre figée dans le sol indiquant les
mystères d'un temps.
D'autres pierres seront d'autres femmes. Il
se peut que l'une d'entre elles, Venus hyperboréenne ou fille de
kheops, prêtresse du soleil ou odalisque orientale revenue aux bords de
la mer bleue vivre tout à son souvenir de cristal une réminiscence du
passé et une vibration de l'avenir, comme l'émeraude au milieu des
roses rouges.
Le nombre lui sera peut-être froid, mais elle
saura aussi que son ombre est celle du mystère qui voile les choses et
les rends plus vraies.
La connaissance apporte une joie et c'est cette joie que nous essayons de partager.
Maurice Guingand